Mondes virtuels et compétences

20 Avr

Je suis avec attention les expériences pédagogiques qui sont menées dans les mondes virtuels. Je viens de lire le Billet de David Cordina de Lille 1 à propos d’une réunion dans opensims qui s’est déroulée le 18 mars 2010 – Le Billet
(J’étais présent à cette réunion).

Une autre description de cette visite par Sayapa

Il est très intéressant d’analyser le billet de David parce que l’on y retrouve certains invariants que j’avais évoqués dans d’autres billets. par invariant, j’entends des points communs à un processus d’apprentissage. Un éléments transversal indépendant du champ disciplinaire, du niveau de formation. La question technique dans les mondes virtuels me paraît être déterminante, les billets de David et de Sapaya l’expliquent clairement.

La question technique est, au début d’un processus, centrale

  1. « Certains étudiants eurent des difficultés à installer leur environnement et s’initier à la navigation dans les mondes 3D. » – L’intégration des mondes virtuels dans les dispositifs d’apprentissage pose en effet la question de la formation des acteurs et la question des choix de monde. Oui c’est difficile, parce qu’il faut installer un environnement souvent lourd et APPRENDRE les manipulations. Le facteur technologique reste encore un obstacle. dans le cas décrit on est en présence d’acteurs largement convaincus dans un cadre, me semble t-il, de l’expérimentation (« aventure, soyez les pionniers d’un monde libre et indépendant ! »)
  2. « Les serveurs de Francogrid ont un peu craqué durant la visite » – Je retrouve ici les risques que chaque enseignant prend en instrumentant les mondes numériques, le risque technologique, qui s’ajoute aux autres 🙂
  3. « La gestion du groupe n’a été facile car nous sommes de nombreux débutants ne maitrisant pas la navigation, la téléportation, ou la communication dans ces mondes. » – Là encore une question de formation, une question de compétence manipulatoire.

Bien évidemment cette réunion s’inscrivait dans un cadre expérimental avec tous les risques que cela engendre mais elle a le mérite de poser de façon claire les enjeux éducatifs futurs. Cette expérience permet d’alimenter un matériel de recherche pour bâtir de futurs scénarii. Il me semble que David est sur les mêmes bases puisqu’il conclu par :

« Les projets pédagogiques sont à (re)découvrir également par de nouveaux usages à développer : la création, le dessin, l’accompagnement de nouveaux groupes et les scénarii d’usage ou d’écriture dans les mondes 3D de la part des apprenants. »

Une conclusion qui me conforte dans l’idée que les nouveaux processus d’apprentissage se complexifient et que l’on s’éloigne petit à petit du cadre simple enseignant / apprenant. Enseigner doit être pensé, à terme, comme un acte de collaboration où sont identifiés des champs de compétences spécifiques (le concepteur, le designer, le développeur, l’enseignant …). Pour l’instant nous balbutions,nous tâtonnons, le développeur se veut designer, le designer se frotte au développement, le professeur tente de fédérer le tout, le chercheur observe …

Encore une belle façon d’illustrer les propos de Claude Levi Strauss sur le bricolage :

« Une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, put être une science que nous préférons appeler première plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage. Dans son sens ancien, le verbe « bricoler » s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident: celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. /…/
Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état, mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type.
/…/
l’exemple du bricoleur. Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l’inventaire enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il sera étendue, dans l’autre matière. Mais ces possibilités demeurent toujours limitées par l’histoire particulière de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé, dû à l’usage originel pour lequel elle a été conçue, ou par les adaptations qu’elle a subies en vue d’autres emplois. /…/ les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont « précontraints ». D’autre part, la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante, si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre, qui aurait pu lui être préférée.
/…/ Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi »

Si non ne souhaitons plus « bricoler » nous devons commencer par déterminer quelles sont les compétences techniques à maîtriser par les acteurs :

  • Compétences manipulatoires pour les enseignants et les apprenants ;
  • Compétences techniques pour les enseignants et les apprenants (paramétrer ses logiciels, le module audio de l’ordinateur …) ;
  • Être en capacité de choisir le monde virtuel adapté à ses besoins. Une question se pose, j’investis un monde et je conçois dans cet espace ou alors je pense mon enseignement, je détermine un cahier des charges et ensuite je sélectionne un monde adapté ?

MAJ du 19 avril 2010

Le premier jet de ce billet a été rédigé le 21mars. Depuis j’ai beaucoup pratiqué les mondes virtuels dans le cadre de mon enseignement, j’ai confronté mon travail avec des universitaires (Lyon 3),avec des professionnels du secteur privé (assemblive notamment). Il en ressort que les problématiques de formation sont identiques, si l’on extirpe la chair disciplinaire on dégage des invariants (je rédigerai un billet sur cette thématique)

Par contre je vois une différence notable entre l’enseignement dans le secondaire et le supérieur :

Dans le secondaire l’enseignant reste l’homme orchestre, il a en charge toute l’organisation du processus, ce qui en l’état est une limite certaine à la généralisation.

Dans le supérieur la situation diffère par la capacité des UMR à diviser les tâches de conception. D’après ce que j’en ai vu le processus est réparti entre, le programmeur développeur, le concepteur des cours (MCF, professeur des universités), les tuteurs.

Ces analyses restent à affiner mais elles m’orientent vers l’idée qu’il n’ y a pas un modèle de formation / apprentissage unique. Le processus semble très dépendant du contexte de la formation et de l’état des relations entre les différents acteurs.

Ces éléments valident partiellement des éléments du scénario monde virtuel en téléchargement sur ce blog.

Mon activité et mes réflexions sur ce sujet m’ont fait découvrir des positions assez radicales qui opposent les mondes virtuels et les mondes augmentés (les augmentatistes). Je n’ai pas trouvé de littérature abondante à ce sujet mais elles traduisent une bataille de fond entre les défenseurs de Second Life et les mondes qui s’insèrent dans un navigateur. Ces querelles me semblent désuètes parce que  trop centrées sur l’outil et laissent de côté l’essentiel : est ce que les mondes virtuels donnent une valeur ajoutée à l’apprentissage ?

A suivre 🙂

3 Réponses to “Mondes virtuels et compétences”

  1. Joseph R. 15 mars, 2011 à 11:03 #

    Sur « la pédagogie comme l’art du bricolage », je me permets de soumettre aux lecteurs de ce blog cet extrait de ma thèse:

    Bricolage et outils du bricoleur
    http://joseph.rezeau.pagesperso-orange.fr/recherche/theseNet/theseNet-3_-4.html#Heading2377

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  1. Bricolage sur l’établi … « - 25 septembre, 2010

    […] souvent évoqué dans ce blog la notion de bricolage pédagogique en citant Claude Levi Strauss dans la pensée sauvage. Il est un passage d’un livre qui éclaire parfaitement ce concept. […]

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