Mondes virtuels, jeux vidéos, réflexions à partir d’un livre de Serge Tisseron

19 Août

La douceur lusitannienne est propice à la lecture et à la réflexion. Je viens de lire le livre de Serge Tisseron, M Stora et S Missonnier « l’enfant au risque du virtuel » (1) À peine entamé, je n’ai eu de cesse de le terminer tant il m’a passionné.

Certains passages de cet ouvrage m’ont renvoyé à mes questionnements sur les mondes virtuels, sur leurs structures et les conséquences sur les interactions humaines. Cette lecture m’a donné envie d’émettre quelques propositions, même si mon statut de professeur du secondaire est assez éloigné des réalités de la psychiatrie, et de la psychanalyse, j’y vois cependant un espace commun réflexif. Veuillez me pardonner si je profère quelques inexactitudes au regard du métier de thérapeute, notamment sur les qualités de psychanalyste, psychiatre et psychologue.

NB : dans ce billet j’utiliserai abondamment la notion de monde virtuel. Ce terme étant polysémique, son utilisation se  réduit trop souvent à la seule notion de numérique. Je tiens à définir les contours de ce concept à l’aide de la définition que j’ai proposée :

« Le monde virtuel est un monde en trois dimensions (3D) créé à l’aide d’un logiciel et d’une programmation spécifiques. Le monde est en général une représentation de lieux réels mais il peut être aussi une construction purement imaginaire élaborée dans le cadre d’une démarche plastique. Il permet à un groupe de personnes éclatées géographiquement (ou pas) et placées en situation immersive, d’interagir. Les acteurs du dispositif peuvent, à l’aide d’avatars, d’objets ou d’une vue subjective, parler, écrire, gérer des attitudes corporelles, se déplacer, y compris en s’affranchissant les lois physiques du monde réel. Le groupe constitué partage un intérêt commun, défini dans un projet élaboré de façon formelle. Les apprenants seront mis en situation d’acquisition de savoirs et de compétences en reproduisant des situations du réel. Les situations sont reproductibles à l’infini, elles permettent d’analyser des situations simples (des routines) ou extra – ordinaires. Le monde virtuel de simulation combine des constructions scénarisées au service d’enjeux d’enseignement et d’apprentissage. »

« La dénomination monde virtuel n’est peut être pas tout à fait adaptée aux enjeux pédagogiques. L’expression lieu pédagogique immersif serait certainement à privilégier. Cet espace 3D est un lieu d’intériorisation pédagogique c’est-à-dire que les acteurs vivent l’expérience dans ce monde en ayant accepté de déconstruire leurs habitudes spatiales et temporelles du réel pour le reconstruire dans l’espace immersif.

Le monde virtuel se différencie des serious games et des jeux en ligne par la dominante de l’intelligence humaine dans la construction et la réalisation des scénarios. Le serious game et le jeux vidéos sont pilotés en grande partie par de l’intelligence artificielle. »

En posant les limites entre les jeux vidéos et les mondes virtuels j’interroge les termes de l’interaction et son mode de pilotage dans l’un et l’autre de ces univers :

Le jeu vidéo est organisé à partir d’un modèle où domine l’intelligence artificielle ;

Le monde virtuel est organisé principalement à partir d’une construction où domine l’intelligence humaine (même si elle est asservie par un environnement logiciel). Les scénarios (du jeu vidéo et du monde virtuel) vont donc être structurellement différents et conditionneront, par la même, le type d’interaction et de coopération au sein du jeu /monde.

Michael Stora évoque dans le chapitre « jeu vidéo, un nouvel enjeu thérapeutique «  Le besoin de réaliser une version de jeu qui permettrait au psychologue d’accompagner le patient dans ses choix et ses aventures. » Il dit  » Ce projet m’est venu à partir de la frustration que je ressens au centre de Pantin ou je ne peux pas, dans le jeu vidéo lui même, avoir une fonction d’accompagnement, de coopération et d’accélération du transfert, alors que cela m’est possible quand je joue aux playmobil avec un enfant en intervenant avec un personnage pour entrer dans son jeu« .

La question soulevée par Michael Stora renvoie directement à mes interrogations sur les mondes virtuels et leur proximité / différence avec les jeux vidéos :

– Comment s’exprime l’interaction dans les univers virtualisés ?

– Le monde persistant favorise t-il l’interaction humaine synchrone ?

– Quel est le degré d’interaction ?

– Le monde virtuel est -il le réeel lieu d’interaction, le monde réel étant réduit au lieu nécessaire d’accès à la virtualité (i.e l’indispensable et encore nécessaire connexion à la machine)

Les jeux vidéos se  caractérisent par deux éléments :

– Le joueur est dirigé par le scénario construit par l’équipe de développement. Aussi riche soit l’histoire, les graphismes, les sons, les vidéos, l’interaction humaine est dirigée.  Il est impossible de varier du cadre préétabli,  de le faire varier. Seule l’intervention humaine peut modifier en amont et par voie de programmation la structure du jeu : « Un des plus grand créateur de jeu, Kojima, a eu ainsi l’idée d’introduire dans la dernière version de « metal gear solid » une horloge interne au jeu. À un moment donné un panneau s’affiche sur l’écran et dit au joueur : « tu joues très bien mais depuis trop longtemps. Tu vas te reposer un peu »/…/ En effet cette règle créée par le programmateur est acceptable par le joueur » ibid. page 163.

– Dans un jeu vidéo, celui qui observe, celui qui analyse, que se soit un thérapeute dans le cadre de son travail, ou un tuteur/enseignant dans un dispositif de FOAD, est toujours dans une posture d’extériorité . Il n’a pas (ou peu) la possibilité d’interagir en mode immersif (s’il le souhaite) pendant le jeux. L’ intervention tutorale (médicale) s’inscrira dans un rapport d’humain à humain (in the real life). Dans le jeu, il faut donc distinguer deux niveaux d’interaction que je qualifierais d’asynchrones :

. Celui de la phase de jeu à qui on a fixé sa fonction d’usage (thérapie, apprentissage)
. Celui de la phase de synthèse, d’analyse du processus à posteriori.

Cette dichotomie liée à la structure du jeu vidéo met l’observateur hors processus interactif immersif pendant la phase de jeu. Il doit se contenter d’observer dans un premier temps, il cherchera à expliquer, à synthétiser dans un second temps.

Cette asymétrie m’a toujours paru être un obstacle à l’efficience des jeux vidéos dans un processus interactif virtualisé. Il est difficile (pour ne pas dire impossible) de tordre un système rigidifié par des lignes de code. L’intentionnalité d’interactivité se heurte aux contraintes de la programmation.

Les usages atypiques (détournés) des jeux vidéos au service de la thérapie, sont la résultat d’un bricolage (au sens au Claude Levi Strauss l’entend dans la pensée sauvage) très élaboré (4). Le bricoleur est contraint de se confronter aux limites des ses constructions. Michael Stora évoque cette question en écrivant les lignes suivantes : « je me prends aussi à rêver de réaliser un jeu vidéo à visée thérapeutique » /…/ « Une autre idée serait de réaliser une version de jeu qui permettrait aux psychologue d’accompagner le patient dans ses choix et ses aventures » /…./  » On pourrait donc très bien imaginer un jeu où le thérapeute et l’enfant seraient incarnés par des personnages choisis dans une palette de figures symboliques et partageraient ensemble une aventure dont ils pourraient parler » (6)

Le monde virtuel, tel que je l’entends et tel que je lai défini précédemment n’est-il pas une esquisse de solution pour les thérapeutes ? Je vais tenter de donner des pistes en explicitant la place du scénario humain implémentant la machine dans un contexte de virtualisation.

Le monde virtuel est un environnement où les acteurs peuvent à la fois simuler des situations du réel à partir de scénarios construits , jouer, dialoguer, se rencontrer dans des lieux dédiés … Le lieu d’interaction n’est plus l’espace du réel qui abrite les corps réels mais bien l’espace virtualisé construit. L’ordinateur est réduit au rôle d’interface de transfert (du réel vers le virtuel ) Le professeur, le thérapeute et leurs interlocuteurs peuvent travailler dans le même lieu réel (lieu de présence des ordinateurs) ou à distance (charge aux acteurs de déterminer cette distance). Dans l’hypothèse d’une présence simultanée des acteurs du processus dans le monde virtuel, on peut choisir d’être en face à face immersif ou opter pour l’observation à distance en utilisant les propriétés de la vue augmentée (voir les captations vidéos sur ma chaine YouTube / mondes virtuels)

. Le monde virtuel, LE lieu unique d’interaction ;

Alors que dans un jeu vidéo il est nécessaire de gérer les périodes d’interaction de façon alternative (la période de jeu en immersion, puis la période de dialogue en présentiel), dans un monde virtuel l’interaction s’exerce dans le lieu virtuel via un ensemble d’artefacts numérisés (avatar construit, geste, parole, déplacements …). L’environnement permet de travailler en mode synchrone et permet d’instaurer une relation duale synchrone.

. Le monde virtuel est scénarisable à l’infini puisque la présence de la dominante humaine permet de donner une extrême plasticité aux scénarios ;

Dans un monde virtuel, les concepteurs peuvent scénariser leurs interactions selon les options choisies. Il est loisible de créer son environnement et de paramétrer les situations. Il est même possible, en s’appuyant sur l’expérience de dental Life, d’insérer un serious game dans le monde virtuel.

. Le monde virtuel un lieu d’expérimentation pour le corps médical.

Mes propos, même s’ils sont inspirés factuellement par un temps de lecture estival, reposent sur une observation des pratiques virtuelles dans le monde médical (je suppose que le domaine de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse se rattachent à ce champ scientifique). J’ai abondamment analysé les travaux des urgentistes de l’université Paul Sabatier de Toulouse (8) sur la médecine de catastrophe et ceux des odontologues de  » Dental Life » de l’université de Strasbourg (9). Dans tous les cas observés le besoins d’interaction synchrone entre humains est à l’origine des projets.

En conclusion de ce rapide billet estival il me semble qu’il serait peut être possible d’explorer le champs des mondes virtuels dans le domaine de la psychiatrie, psychanalyse, psychologie. Sont-ils une solution complémentaire ? Mon propos est-il hors sol ? Cela reste à démontrer bien évidemment, la hardiesse de mes propos n’a pas la prétention scientifique.
Cependant il me semble que la réflexion de thérapeutes pourrait tout à fait s’inscrire dans le cadre du séminaire totalement dématérialisé que j’aimerai organiser pour cette année scolaire /universitaire.

Rédiger un billet sur un blog est une forme de mise en abyme de mes propos. Je nourris l’espoir qu’il soit lu par l’un des auteurs de l’ouvrage passionnant qui a suscité ces quelques lignes. Dans l’hypothèse réjouissante où mes propos de vacances retiendraient leur attention, les colonnes de ce blog leur sont largement ouvertes pour engager le débat.

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(1) « l’enfant au risque eééedu virtuel, éditions Dunod, collection inconscient et culture, Serge Tisseron, S.Missonnier, M.Stora, (2006)

(2) Pour les réflexions sur le concept du terme virtuel, je renvoie le lecteur aux développements philosophiques de Marcello Vitalo Rosatti qui fait remonter le terme à ses origines grecques de dunaton et de dunamis. Marcello Vitalo Rosati, s’orienter dans le virtuel, éditions Hermann, collection, cultures numériques (2012) Podcast sur France culture du 15 /05 / 2012 le virtuel existe t-il ? http://www.franceculture.fr/personne-marcello-vitali-rosati

(3)La logique de l’usage,essai sur les machines à communiquer, Jacques Perriault, Flammarion (1992)

(4) Opérabis et la logique de l’usage, à propos du téléphone et des mondes virtuels, Jean-Paul Moiraud, blog, (2011)https://moiraudjp.wordpress.com/2011/01/25/operabis-une-nouvelle-machine-a-communiquer/

(5) le bricolage pédagogique, Jean-Paul Moiraud, blog (2012)https://moiraudjp.wordpress.com/2011/06/06/bricolage-quelques-reflexions/

(6) « l’enfant au risque du virtuel », éditions Dunod, collection inconscient et culture, Serge Tisseron, S.Missonnier, M.Stora, (2006), page 165

(7) « l’enfant au risque du virtuel », éditions Dunod, collection inconscient et culture, Serge Tisseron, S.Missonnier, M.Stora, (2006), page 166

5 Réponses to “Mondes virtuels, jeux vidéos, réflexions à partir d’un livre de Serge Tisseron”

  1. vousavezditvirtuel 19 août, 2012 à 1:06 #

    Merci pour cet article Jean-Paul, puisse-t-il attirer l’attention -non pas tant des professionnels de la psychiatrie dont je crois savoir qu’ils sont déjà parfaitement conscients des potentiels de l’outil monde virtuel (ma belle soeur est directrice d’un hôpital psychiatrique, je suis moi-même psychosociologue) mais bien – des acteurs du financement des recherches en France, car outre la frustration de ces médecins qui n’ont aucun moyen pour dégager le moindre temps d’expérimentation ou d’étude sur ces sujets, les études déjà produites outre-atlantique ne sont bien évidemment pas encore traduites de l’anglais…. Cependant celles-ci soulignent déjà fort bien en quoi la situation inédite créée grâce au numérique par la représentation de soi et des autres sous forme d’avatars dans un environnement partageable, apporte une dimension nouvelle de compréhension des comportements humains, des pistes pour la résolution de certaines souffrances psychologiques ou handicaps, ou encore potentialise l’expression de compétences insoupçonnées pour chacun. Que ce soit dans le domaine de la pédagogie ou de la psychiatrie, mais aussi du travail ou de toute relation sociale finalement, et à partir du moment où le numérique, au delà de l’échange de données informationnelles permet désormais d’échanger des émotions, quoi d’étonnant à cela? C’est plus qu’un boulevard qui s’ouvre pour les sciences humaines, sans doute une révolution (encore une!) mais où la patience avant d’en voir les effets sera une fois de plus la vertu principale d’acteurs comme nous ^^ (humeur du jour 😉 )

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